Traite d’êtres humains – la victime de proxénétisme peut demander l’indemnisation de ses pertes de gains
Entre l’année 2012 et l’année 2013, une femme d’origine bulgare, âgée de 26 ans au moment
des faits, a fait la rencontre d’un proxénète de 31 ans.
Ce dernier se chargeait de conduire les femmes sur leurs lieux de travail et de les reconduire
ensuite à leurs domiciles respectifs.
Le proxénète a alors proposé à la jeune femme, d’une part de l’emmener et de revenir la
chercher tous les jours et, d’autre part de l’héberger gratuitement à son domicile.
Cette-dernière, ayant besoin d’argent, a accepté la proposition du proxénète.
En échange d’une partie de ses gains, celui-ci l’approvisionnait en vêtements et lui prodiguait
des conseils pour se protéger des clients et de la Police.
Au cours de cette période, les forces de Police ont contrôlé à cinq reprises le proxénète, durant
ses trajets, mais n’ont jamais eu assez d’éléments pour l’appréhender.
En juillet 2012 et en février 2013, la requérante s’est enfuie à deux reprises du domicile de
son proxénète et est retournée vivre chez ses parents, lesquels pensaient qu’elle travaillait
dans un magasin de vêtements.
Cependant, le proxénète a réussi à convaincre la requérante de revenir car ce dernier avait
gardé sa carte d’identité.
Par ailleurs, il la menaçait de révéler son véritable métier à sa famille et lui rappelait
régulièrement que, sans elle, lui et sa femme n’avaient aucune ressource.
Le 15 février 2013, des policiers en civil, se déplaçant en voiture banalisée, ont informé la
victime de leur enquête, menée contre le proxénète.
La victime a alors révélé que ce dernier l’obligeait à travailler pour lui et qu’il détenait sa
carte d’identité.
Le proxénète a donc été poursuivi pour trafic d’êtres humains.
Lors de l’audience de première instance, la victime s’est constituée partie civile et a demandé
l’indemnisation de son préjudice moral et matériel.
En juin 2014, le proxénète a été reconnu coupable et condamné à une peine de deux ans
d’emprisonnement, assortie d’un sursis simple et à verser 2.000 BGN (1.023,00 euros) en
réparation du dommage moral de la victime.
Les juges ont en effet considéré que la victime ne pouvait pas obtenir réparation de son
préjudice matériel, dès lors qu’il s’agissait de gains illégalement perçus au moyen de la
prostitution.
La requérante a interjeté appel de cette décision.
Aux termes de son appel, elle soutenait que l’indemnisation de son dommage moral était
sous-évalué et que les juges n’avaient pas pris en compte le fait qu’elle n’avait pas consenti
aux conditions dans lesquelles elle travaillait, notamment en ce que le proxénète conservait
ses gains et sa carte d’identité.
En octobre 2014, la Cour d’appel a infirmé le jugement de première instance pour manque de
motivation et a renvoyé l’affaire pour réexamen.
Lors de ce réexamen, la victime s’est de nouveau constituée partie civile et a sollicité, d’une
part la somme de 8.000 BGN (4.090,00 euros) en réparation de son préjudice moral, fondé sur
l’angoisse ressentie par cette dernière de ne pas pouvoir échapper à cette situation et, d’autre
part la somme de 22.500 BGN (11.504,00 euros) en réparation de son préjudice matériel,
correspondant aux gains soustrais par son proxénète.
En janvier 2017, le proxénète a été reconnu coupable de trafic d’êtres humains, a été
condamné à une peine de trois ans de prison, assortie d’un sursis probatoire, ainsi qu’à verser
la somme de 8.000 BGN (4.090,00 euros) à la partie civile en réparation de son dommage
moral.
Concernant la demande relative à l’indemnisation du préjudice matériel, celle-ci a été rejetée
une nouvelle fois, au motif que la victime aurait conservé une partie de ses gains, qu’elle
pouvait librement cesser son activité et que ces gains étant reçus illégalement, elle ne pouvait
en demander réparation.
La partie civile a interjeté une seconde fois appel de cette décision en soutenant que la Cour
n’avait pas suffisamment motivé son argumentation relative à l’immoralité de la prostitution
vis-à-vis de la société actuelle.
Le 5 décembre 2017, une décision définitive a été rendue par la Cour d’appel qui a confirmé
le dernier jugement en tous points.
Aux termes de sa décision, la Cour précise que les gains ayant été obtenus illégalement, par le
biais d’une activité obscène, contraire aux bonnes mœurs, ils ne peuvent faire l’objet d’une
restitution à la partie civile.
La victime a alors saisi la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur le fondement de la
violation de l’article 4 de ladite Convention, prohibant la traite des êtres humains.
Par décision en date du 28 novembre 2023 (CEDH, 28 novembre 2023, KRACHUNOVA
contre Bulgarie, n°18269/18), la Cour Européenne des Droits de l’Homme a estimé qu’il
s’agissait bien de traite d’êtres humains dans la mesure où le proxénète hébergeait et
véhiculait la victime dans le but de tirer profit de son activité.
Concernant la demande de réparation du préjudice matériel, c’est la première fois que la
CEDH avait à se prononcer sur l’éventuelle violation de l’article 4 causée par la soustraction
des gains d’une victime par son proxénète.
Aux termes de sa décision, la CEDH considère qu’il pèse sur les Etats membres une
obligation positive de permettre aux victimes de traite d’êtres humains de demander la
réparation de leur préjudice matériel, fondé sur les gains soustraits par les personnes
exploitantes.
La Justice bulgare avait l’obligation de mettre en balance le droit de la requérante de former
une telle demande avec les intérêts de la société.
Une telle demande n’aurait pas dû être jugée immorale.
La victime était donc bien fondée à solliciter l’indemnisation de ses pertes de gains, soustraits
par son proxénète.
Article rédigé avec la participation de Madame Léa BUSSEREAU, stagiaire.