Règles régissant le versement d’une créance de salaire différé dans le cadre d’une succession agricole
A la suite d’un décès, la succession du défunt va s’ouvrir entre les mains d’un notaire. Ce dernier aura pour mission de régler cette succession en dressant un inventaire des biens du défunt, en déterminant la part revenant à chacun de ses héritiers et en procédant au partage des différents biens entre ces derniers.
L’ouverture d’une succession agricole peut être l’occasion pour un ou plusieurs des héritiers de l’exploitant agricole de revendiquer le bénéfice d’une créance de salaire différé en application des dispositions de l’article L.321-13 du Code Rural et de la Pêche Maritime.
La revendication d’une telle créance de salaire différé peut alors être source de tensions entre les héritiers et de blocage du partage.
En effet, pendant de nombreux siècles, l’entraide familiale n’avait aucune incidence juridique ou patrimoniale au moment de l’ouverture d’une succession ; l’aide apportée bénévolement par les enfants, sur l’exploitation de leurs parents, était uniquement la marque d’une solidarité familiale qui ne donnait lieu à aucun désintéressement.
Au fil du temps, il a pu apparaître injuste de ne pas rétribuer les enfants qui restaient sur l’exploitation de leurs parents pour apporter gracieusement leur aide, tandis que leurs frères et sœurs quittaient l’exploitation familiale, s’installaient et percevaient, quant à eux, des salaires.
Aujourd’hui, des créances de salaire différé sont régulièrement sollicitées dans le cadre de successions agricoles, notamment en ce qu’elles permettent à leurs bénéficiaires de financer, au moins partiellement, le rachat de l’exploitation familiale par le jeu de l’attribution préférentielle et en diminuant le montant de la soulte qu’ils seront tenus de verser à leurs cohéritiers.
Néanmoins, l’obtention d’une telle créance de salaire différé obéit à des règles strictes, tenant à la fois au bienfondé de la demande et à l’absence de prescription de celle-ci.
I. Sur le bienfondé de la demande de créance de salaire différé :
A. Sur les conditions d’obtention de la créance de salaire différé :
Comme le rappelle l’article L. 321-13 du Code Rural et de la Pêche Maritime :
« Les descendants d’un exploitant agricole qui, âgés de plus de dix-huit ans, participent directement et effectivement à l’exploitation, sans être associés aux bénéfices ni aux pertes et qui ne reçoivent pas de salaire en argent en contrepartie de leur collaboration, sont réputés légalement bénéficiaires d’un contrat de travail à salaire différé sans que la prise en compte de ce salaire pour la détermination des parts successorales puisse donner lieu au paiement d’une soulte à la charge des cohéritiers …/…».
En application des dispositions précitées, différentes conditions doivent être remplies pour qu’un héritier puisse solliciter l’obtention d’une créance de salaire différé, à savoir :
· Rapporter la preuve de la qualité d’exploitant agricole du de cujus ;
· Être un descendant de cet exploitant agricole décédé ;
· Avoir travaillé sur l’exploitation familiale après l’âge de 18 ans ;
· Avoir participé de manière habituelle à cette exploitation familiale ;
· N’avoir perçu aucun salaire et aucun bénéfice en contrepartie ;
Par ailleurs, il convient de préciser que cette créance de salaire différé est limitée à 10 années et ne peut excéder les forces de la succession.
Enfin, il convient de rappeler qu’il s’agit d’un droit d’ordre public, auquel le bénéficiaire ne peut pas renoncer avant l’ouverture de la succession.
B. Sur les règles de preuve du bienfondé de la créance de salaire différé :
Comme le précise l’article L.321-19 du Code Rural et de la Pêche Maritime :
« La preuve de la participation à l’exploitation agricole dans les conditions définies aux articles L. 321-13 à L. 321-18 pourra être apportée par tous moyens.
En vue de faciliter l’administration de cette preuve, les parties pourront effectuer chaque année une déclaration à la mairie, laquelle devra être visée par le maire qui en donnera récépissé ».
Par ailleurs, comme le rappelle régulièrement la Cour de cassation (Cour de cassation, Civile 1ère, 31 mars 2010, Pourvoi n°08-70152 ; Cour de cassation, Civile 1ère, 3 mars 1987, JurisData n°1987-701752) :
« il appartient à celui qui invoque une créance de salaire différé d’établir qu’il remplit, lorsqu’elles sont contestées, les conditions légales pour y prétendre ».
Pour justifier du bienfondé de sa créance de salaire différé, les principales difficultés rencontrées par l’héritier porteront sur la preuve de sa participation directe et effective à l’exploitation et sur l’absence de perception de salaires pendant toutes ces années.
S’agissant de la participation directe et effective, elle doit avoir été régulière de sorte qu’une participation occasionnelle à l’exploitation n’est pas suffisante, sans qu’il y ait besoin qu’elle ait été permanente ou exclusive.
Pour prouver la participation directe et effective à l’exploitation, il convient de rappeler que la production de relevés et attestations de la Mutualité Sociale Agricole n’est pas suffisante.
Ces pièces administratives ne permettent que de justifier du statut social de l’héritier, sans pour autant démontrer qu’il a participé de façon directe et effective à l’exploitation agricole.
Ainsi, dans un arrêt en date du 1er juillet 2003 (Cour de cassation, Civile 1ère, 1er juillet 2003, Pourvoi n°00-19828), la Cour de cassation a considéré que :
« la seule immatriculation aux organismes de mutualité sociale agricole ne pouvait suffire à établir une participation directe, effective et gratuite à l’exploitation familiale».
La preuve de la participation directe et effective passera donc principalement par la production d’attestations de proches ou de tiers.
Néanmoins, toute la difficulté résidera dans le fait que les seuls témoins de cette participation habituelle de l’héritier à l’exploitation familiale, laquelle remonte parfois à plusieurs décennies, sont potentiellement décédés depuis lors.
De plus, il arrive parfois que les seuls témoins restants de cette participation directe et effectivement soient les autres cohéritiers du de cujus, qui n’ont donc aucun intérêt financier à établir de telles attestations.
Par conséquent, lorsqu’un héritier a effectivement participé à l’exploitation familiale et entend solliciter le bénéfice d’une créance de salaire différé, il lui appartient de ne pas attendre l’ouverture de la succession de son ou de ses ascendants pour se constituer la preuve de sa créance mais de le faire dès que possible afin d’éviter toutes difficultés ultérieures.
Ensuite, il appartiendra également à l’héritier, à l’origine de la demande de créance de salaire différé, de rapporter la preuve de l’absence de perception d’une rémunération en contrepartie de cette participation à l’exploitation familiale.
La preuve de ce fait négatif peut, là encore, s’avérer complexe pour le demandeur.
La preuve de l’absence de rémunération passera majoritairement par la production d’attestations, de déclarations d’impôt sur le revenu et de relevés de comptes bancaires démontrant l’absence de perception de tout revenu sur la période litigieuse.
A défaut, la demande de créance de salaire différé sera rejetée.
Il sera néanmoins précisé que le statut d’aide familial est compatible avec la demande de créance de salaire différé puisqu’il fait présumer la gratuité des tâches accomplies, le gîte, le couvert et l’argent de poche n’étant pas considérés comme une véritable rémunération.
C. Sur le versement de la créance de salaire différé :
Comme le précise l’article L.321-17 alinéa 3 du Code Rural et de la Pêche Maritime dispose que :
Le bénéficiaire d’un contrat de salaire différé exerce son droit de créance après le décès de l’exploitant et au cours du règlement de la succession ; cependant l’exploitant peut, de son vivant, remplir le bénéficiaire de ses droits de créance, notamment lors de la donation-partage à laquelle il procéderait.
Toutefois, le bénéficiaire des dispositions de la présente sous-section, qui ne serait pas désintéressé par l’exploitant lors de la donation-partage comprenant la majeure partie des biens, et alors que ceux non distribués ne seraient plus suffisants pour le couvrir de ses droits, peut lors du partage exiger des donataires le paiement de son salaire.
Les droits de créance résultant des dispositions de la présente sous-section ne peuvent en aucun cas, et quelle que soit la durée de la collaboration apportée à l’exploitant, dépasser, pour chacun des ayants droit, la somme représentant le montant de la rémunération due pour une période de dix années, et calculée sur les bases fixées au deuxième alinéa de l’article L. 321-13.
Le paiement du salaire différé ou l’attribution faite au créancier, pour le remplir de ses droits de créance, ne donne lieu à la perception d’aucun droit d’enregistrement. Les délais et modalités de paiement sont fixés, s’il y a lieu, dans les conditions prévues à l’article 924-3 du code civil ».
Conformément aux dispositions précitées, l’exploitant agricole peut remplir, de son vivant, le bénéficiaire de ses droits.
S’il ne le fait pas, la créance de salaire différé s’exercera, après le décès de l’exploitant agricole, dans le cadre de sa succession.
Cette créance de salaire différé sera alors déduite de l’actif successoral et s’ajoutera à la part de l’héritier concerné, sous réserve que sa demande ne soit pas prescrite.
II. Sur les règles de prescription de la créance de salaire différé :
A. Sur l’application des règles de droit commun de la prescription :
Les demandes de créances de salaire différé sont soumises au régime de prescription de droit commun.
Jusqu’au 18 juin 2008, ces demandes se prescrivaient par un délai de 30 ans.
Toutefois, l’article 2224 du Code civil dispose désormais que :
« Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».
Ainsi, depuis le 19 juin 2008, les créances de salaire différé se prescrivent par un délai de 5 ans, lequel commence à courir à compter du jour de l’ouverture de la succession de l’exploitant agricole.
Le nouveau délai de prescription s’applique aux prescriptions en cours à compter du 19 juin 2008, de sorte que toutes les prescriptions trentenaires à cette date se sont éteintes le 20 juin 2013.
Il appartient donc à l’héritier, qui revendique le bénéfice d’une créance de salaire différé, d’en solliciter le règlement dans un délai de 5 ans à compter du décès de son ascendant, exploitant agricole.
En cas de co-exploitation, le descendant est réputé titulaire d’un contrat unique de salaire différé et peut formuler sa demande de créance de salaire différé à l’encontre de l’une ou l’autre des successions.
Le point de départ du délai de prescription sera donc retardé jusqu’à l’ouverture de la seconde succession.
Il sera rappelé que le créancier, en fonction de ses intérêts, peut prélever tout ou partie de son salaire lors du premier décès ou du second.
B. Sur les règles de prescription applicables en cas d’exploitation successive par les ascendants de la même exploitation :
En revanche, lorsque les parents n’étaient pas co-exploitants mais exploitants successifs, la plus grande vigilance s’impose.
En effet, dans un arrêt en date du 17 octobre 2018 (Cour de cassation, Civile 1ère, 17 octobre 2018, Pourvoi n°17-26725), la Cour de cassation est venue rappeler les règles applicables en la matière.
En l’espèce, deux époux étaient respectivement décédés les 21 juillet 1976 et 17 juillet 2012, laissant pour leur succéder leurs 7 enfants et leurs trois petits-enfants, venant en représentation de leur mère prédécédée.
Deux des enfants précités ont assigné leurs cohéritiers en ouverture des opérations de compte, liquidation et partage des successions et chacun revendiqué le bénéfice d’une créance de salaire différé.
Toutefois, par arrêt en date du 22 août 2017, la Cour d’Appel d’AMIENS a déclaré la demande de créance de salaire différé de l’un des deux enfants irrecevable comme prescrite à l’encontre de la succession de son père.
L’héritier s’est alors pourvu en cassation à l’encontre de cette décision.
Aux termes de son pourvoi, il rappelle que lorsque les deux époux ont la qualité d’exploitants successifs, le créancier de salaire différé est réputé titulaire d’un seul contrat pour sa participation à l’exploitation, de sorte qu’il peut exercer son droit de créance sur l’une ou l’autre des successions.
Dès lors, le point de départ de la prescription de la créance de salaire différé se situerait à l’ouverture de la succession de l’exploitant survivant.
Cependant, la Cour de cassation n’a pas fait droit à son argumentation et a rejeté son pourvoi.
En effet, comme le rappelle la Cour de cassation :
« au cas où chacun des parents a été successivement exploitant de la même exploitation, leur descendant ne peut se prévaloir d’un unique contrat de travail à salaire différé pour exercer son droit de créance sur l’une ou l’autre des successions qu’à la condition que ce contrat ait reçu exécution au cours de l’une et de l’autre des deux périodes ».
Ainsi, lorsque les deux parents ont été successivement exploitants agricoles de la même exploitation, leur descendant ne peut se prévaloir d’un contrat de travail unique à salaire différé pour formuler sa demande de créance de salaire différé à l’encontre de l’une ou de l’autre des deux successions que s’il rapporte la preuve que ce contrat a reçu exécution au cours de l’une et de l’autre des deux périodes.
Or, au cas d’espèce, le descendant n’avait participé à l’exploitation familiale que du temps où le père était exploitant agricole.
Sa mère n’avait acquis la qualité d’exploitante agricole que postérieurement au décès de son mari et le descendant n’avait jamais travaillé sur l’exploitation au cours de cette seconde période.
La créance de salaire différé ne pouvait donc être sollicitée qu’à l’encontre de la succession du père et non contre celle de la mère.
Par conséquent, le demande de créance de salaire différé du fils était prescrite, plus de 30 ans s’étant écoulé depuis le 21 juillet 1976, date du décès du père.
Les descendants doivent donc veiller à agir à l’encontre de la succession correspondant à leur créance de salaire différé et dans le délai qui leur est imparti pour le faire, sauf à voir leurs demandes déclarées irrecevables.
Cet article a été rédigé par Me Geoffrey Tondu, avocat à Bourges.