Propriétaire d’une chose dangereuse : Renforcement des conditions de transfert de la garde
L’article 1242 alinéa 1 er du Code civil (Ancien article 1384 alinéa 1 er ) dispose que :
« On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ».
Pendant de très nombreuses décennies, cet alinéa était dépourvu de toute valeur juridique particulière et était surtout conçu comme un texte de transition entre la responsabilité du fait personnel, organisée aux articles 1240 et 1241 du Code civil (Anciens articles 1382 et 1383), et les cas spéciaux de responsabilité du fait d’autrui et du fait des choses.
En effet, en 1804, lors de l’instauration du Code civil, les cas de responsabilité du fait d’autrui et du fait des choses étaient très limités.
Ce n’est qu’à la suite de l’accroissement du nombre d’accidents liés à la Révolution Industrielle française puis au développement de la circulation automobile, que la Cour de cassation a été contrainte d’ériger, au fil de sa jurisprudence et sur la base de ce seul alinéa, un régime général de la responsabilité du fait des choses.
Ce régime général de responsabilité du fait des choses est donc une création purement prétorienne.
Il s’applique désormais dans un très grand nombre d’hypothèses et vient de donner lieu à un nouvel arrêt de la Cour de cassation concernant un accident corporel causé par la manipulation accidentelle d’une arme à feu par un enfant (Cour de cassation, Civile 2 ème , 26 novembre 2020, Pourvoi n°19-19676).
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En application du régime de la responsabilité du fait des choses mis en place par la Cour de cassation, quatre conditions cumulatives sont nécessaires pour qu’une victime puisse être indemnisée de ses préjudices, à savoir :
– Un fait de la chose ;
– Un gardien de la chose ;
– Un dommage ;
– Un lien de causalité entre le fait de la chose et le dommage ;
Si les conditions liées au lien de causalité et au dommage n’appellent pas de remarque particulière, la Cour de cassation a, en revanche, au fil de ses décisions, apporté des précisions importantes relatives à la garde de la chose et au fait de cette chose.
- La garde de la chose :
S’agissant de la notion de garde, il est classiquement admis en jurisprudence que le propriétaire d’une chose en est présumé être le gardien.
Cependant, ce propriétaire a la possibilité de renverser cette présomption en rapportant la preuve qu’il n’était pas gardien de la chose au moment du dommage.
En effet, depuis un arrêt de principe en date du 2 décembre 1941 (Cour de cassation, Chambres Réunies, 2 décembre 1941, Arrêt Franck), la Cour de cassation fait prévaloir la notion de garde matérielle.
Dans l’arrêt précité, une voiture, prêtée par un médecin à son fils, avait été volée et avait causé un accident. Les héritiers de la victime avaient alors intenté une action en responsabilité à l’encontre du propriétaire de la voiture.
Cependant, dans son arrêt en date du 2 décembre 1941, la Cour de cassation considère que, dès lors qu’un propriétaire n’exerce plus les pouvoirs que sont l’usage, le contrôle et la direction sur la chose, il n’en a plus la garde.
En définissant la garde de la chose comme la rencontre des pouvoir d’usage (se servir de la chose), de contrôle (être en position d’éviter les dysfonctionnements de la chose) et de direction (décider de la finalité de l’emploi de la chose), la Cour de cassation fait donc prévaloir la théorie de la garde matérielle ou effective de la chose sur celle de la garde juridique.
Seul celui qui exerçait effectivement les pouvoirs sur la chose au moment de l’accident sera responsable.
La Cour de cassation considère en outre que la qualité de gardien est totalement indépendante de la faculté de discernement.
En effet, depuis un arrêt en date du 1 er mars 1967 (Cour de cassation, Civile 2 ème , 1 er mars 1967), la Cour de cassation estime qu’une personne dépourvue de discernement peut parfaitement avoir la qualité de gardien de la chose.
Il en va de même pour les enfants (Cour de cassation, Assemblée Plénière, 9 mai 1984, Pourvoi n°80-14994, Arrêt Gabillet) ; un enfant, même en bas âge, peut parfaitement avoir la qualité de gardien.
Or, dans son arrêt en date du 26 novembre 2020 (Cour de cassation, Civile 2 ème , 26 novembre 2020, Pourvoi n°19-19676), la Cour de cassation n’a pas fait preuve d’une telle sévérité à l’égard de l’enfant blessé.
En l’espèce, le 20 décembre 2007, un enfant âgé de 11 ans au moment des faits, s’était rendu avec sa mère au domicile d’un couple d’amis.
Lors de cette visite, l’enfant s’était rendu seul dans le sous-sol de la maison et avait trouvé une arme à feu.
En la manipulant, il s’était grièvement blessé à l’oreille gauche.
Sa mère, agissant tant en son nom personnel qu’en qualité de représentante légale de son fils mineur, avait assigné en référé le couple d’amis et leur assureur responsabilité civile (la société Prudence Créole) afin de solliciter l’organisation d’une mesure d’expertise judiciaire.
Après dépôt du rapport définitif, elle avait assigné ce même couple d’amis et leur assureur en indemnisation des préjudices subis par son fils.
Le Tribunal de Grande Instance l’avait cependant déboutée de ses demandes. Devenu majeur, son fils avait interjeté appel de cette décision.
Or, par arrêt en date du 26 avril 2019, la Cour d’Appel de SAINT-DENIS-DE-LA-REUNION a alors infirmé le jugement rendu en première instance, déclaré le couple d’amis responsable de l’entier préjudice subi par l’enfant et condamné ces derniers, ainsi que leur assureur, à verser différentes indemnités à la victime.
Le couple d’amis et leur assureur se sont toutefois pourvus en cassation à l’encontre de cette décision.
Aux termes de leur pourvoi, ils soutiennent que l’enfant s’est introduit sans autorisation dans le sous-sol, qu’il s’y est rendu seul, qu’il s’est emparé à leur insu de l’arme et des munitions qui y étaient entreposées, qu’il en a acquis l’usage, et qu’il s’est blessé lui-même sous l’effet de ses manipulations, ce dont il résultait nécessairement que l’enfant avait acquis l’usage, la direction et le contrôle de l’arme à l’origine du dommage et qu’il était l’unique gardien au moment où le dommage avait été causé.
Selon eux, bien que propriétaires de l’arme à feu, l’usage, la direction et le contrôle de celle-ci avaient été transférés à l’enfant, de sorte que seul ce dernier en avait la garde matérielle et était donc responsable de ses propres préjudices, justifiant le rejet de ses demandes indemnitaires.
Néanmoins, la Cour de cassation n’a pas fait droit à une telle argumentation et a confirmé l’arrêt rendu par la Cour d’Appel de SAINT-DENIS-DE-LA-REUNION.
Comme le rappelle la Cour de cassation, l’enfant s’est blessé accidentellement en manipulant l’arme. Par ailleurs, les conditions dans lesquelles l’arme était entreposée ont permis son appréhension matérielle par l’enfant quand bien même ce dernier n’aurait pas reçu l’autorisation de se rendre au sous-sol.
Au demeurant, il n’était pas soutenu par le couple d’amis qu’il lui avait été interdit de s’y rendre.
Enfin, à supposer que l’enfant ait chargé lui-même l’arme, cela implique nécessairement la présence de munitions à proximité.
Par conséquent, la Cour de cassation estime que l’enfant âgé de 11 ans, ne pouvait être considéré comme ayant acquis les pouvoirs de direction et de contrôle sur l’arme dont il avait fait usage.
L’enfant n’ayant pas eu la direction et le contrôle de celle-ci, la garde de l’arme à feu ne lui avait pas été transférée.
Le couple d’amis restait donc présumé gardien et doit être tenu d’indemniser l’ensemble des préjudices subis par l’enfant.
- Le fait de la chose :
La Cour de cassation rappelle régulièrement que, pour ouvrir droit à indemnisation au profit de la victime, la chose doit avoir été l’instrument du dommage.
Pour déterminer si une chose a, ou non, été l’instrument du dommage, la Cour de cassation opère une distinction entre les choses inertes et les choses en mouvement.
S’agissant des choses inertes, il est classiquement admis en jurisprudence qu’il appartient à la victime de rapporter la preuve que la chose a eu un rôle actif dans son accident.
Pour ce faire, la victime doit démontrer que la chose présentait une anormalité quant à son état, son positionnement ou son fonctionnement.
En revanche, s’agissant des choses en mouvement, la Cour de cassation considère de façon assez classique que, dès lors qu’il y a eu contact entre cette chose et la victime, le rôle actif de la chose doit être présumé.
En effet, dans cette hypothèse, il est vraisemblable que la chose en mouvement soit à l’origine du dommage.
En l’espèce, cette condition ne posait pas de difficulté particulière dès lors qu’il ne faisait aucun doute que l’enfant avait été blessé par l’arme à feu.
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On le voit donc, la Cour de cassation s’est montrée réticente à opérer un transfert de la garde au profit de l’enfant, d’une part parce que, dans une telle hypothèse, l’enfant n’aurait pas été indemnisé de ses préjudices et, d’autre part parce que s’agissant d’une chose dangereuse comme une arme à feu, il appartenait aux propriétaires de l’arme à feu de prévenir tout risque en la rangeant de façon sécurisée et en faisant preuve de prudence et de vigilance à l’arrivée de l’enfant.
Cette solution s’explique également par le fait que le couple d’amis, propriétaire de l’arme à feu, était titulaire d’un contrat d’assurance responsabilité civile qui a permis de prendre en charge les préjudices subis par l’enfant.