Appréciation souveraine du taux de déficit fonctionnel permanent par les Juges du fond et barèmes médicaux
Le 26 mars 2017, un homme âgé de 20 ans au moment des faits a été victime d’un accident de la circulation.
Alors qu’il roulait au guidon de sa moto, équipé et casqué, une voiture lui a refusé la priorité et l’a percuté de face, le projetant au sol.
Immédiatement pris en charge par le Service Départemental d’Incendie et de Secours du CHER (le SDIS du CHER), la victime a été transportée au sein du Service des Urgences du Centre Hospitalier de BOURGES où une fracture fermée et déplacée de l’extrémité de la diaphyse fémorale gauche lui a été diagnostiquée.
Après deux interventions chirurgicales et de nombreux mois de rééducation, son état de santé a été considéré comme consolidé le 1er mai 2019.
Parallèlement, par ordonnance d’homologation en date du 14 décembre 2018, le conducteur de la voiture a été condamné à une amende délictuelle de 1.000 euros, dont 500 euros avec sursis, à une annulation de son permis de conduire avec une interdiction de solliciter la délivrance d’un nouveau permis pendant un mois et une amende contraventionnelle de 100 euros par le Tribunal Correctionnel de BOURGES.
Par ailleurs, une réunion d’expertise amiable contradictoire a été organisée entre, d’une part le médecin conseil mandaté par la compagnie d’assurance du véhicule automobile responsable de l’accident et, d’autre part le médecin conseil mandaté par la compagnie d’assurance du véhicule de la victime.
Lors de cette réunion d’expertise, les médecins conseils des compagnies d’assurance ont évalué le Déficit Fonctionnel Permanent de la victime à « 5% selon le barème de Droit Commun » et ce au regard de « la limitation de flexion du genou gauche ».
Ainsi, selon les propres conclusions des médecins conseils des compagnies d’assurance, le taux de 5% ne correspondait qu’à la limitation de la flexion du genou gauche de la victime.
A contrario, ce taux de 5% ne prenait pas en compte les souffrances endurées permanentes de la victime postérieurement à la consolidation de son état de santé ainsi que les atteintes subjectives à sa qualité de vie et ses troubles dans les conditions d’existence.
Pourtant, aux termes de leur rapport, les médecins conseils des compagnies d’assurance prenaient soin de noter :
« Au jour de l’examen, il persiste :
- Coxalgie gauche permanente ;
- Sensation de blocage du genou gauche ;
- Gonalgies droites ;
- Lombalgies ;
- Douleurs de l’épaule droite ;
A l’examen clinique, on note :
- Examen en position debout : légère boiterie gauche ;
- Mobilités des hanches symétriques mais douloureuses en fin de course à gauche ;
- Limitation de flexion du genou gauche à 135° (150° à droite) ;
- Absence d’amyotrophie ;
- Tableau de périarthrite scapulo-humérale droite chez un droitier ;
- Examen neurologique sans anomalie ».
Contestant le taux de 5% retenu par les médecins conseils des compagnies d’assurance, la victime a sollicité, dans le cadre de ses conclusions sur intérêts civils devant le Tribunal Correctionnel de BOURGES, la majoration de ce taux de 5% dès lors qu’il ne tenait pas compte de ses souffrances endurées permanentes ainsi que des atteintes subjectives à sa qualité de vie et de ses troubles dans les conditions d’existence.
Aux termes de son jugement en date du 25 septembre 2020, le Tribunal Correctionnel de BOURGES, statuant sur intérêts civils, a décidé d’allouer à la victime la somme de 30.160 euros en réparation de ce poste de préjudice, à raison d’un taux de 13% de déficit fonctionnel permanent et de 2.320 euros par point d’incapacité.
Pour ce faire, le Tribunal Correctionnel de BOURGES a estimé que :
« Les experts aux termes de leur rapport médical ont par ailleurs indiqué : « Atteinte permanente à l’intégrité physique et psychique (AIPP) constitutive du Défit Fonctionnel Permanent (DFP) : Le taux d’AIPP est de 5% selon le barème Droit Commun et correspond à la limitation de flexion du genou gauche » (p.13) avant de conclure que « l’AIPP » est de « 5% selon le Barème de Droit Commun » (p.15).
(…)
Sur ce point, ainsi qu’il a été rappelé ci-devant, il n’est pas contestable que le déficit fonctionnel permanent a pour objet de permettre l’indemnisation de la réduction définitive du potentiel physique, psychosensoriel ou intellectuel résultant de l’atteinte à l’intégrité anatomo-physiologique médicalement constatable, outre les phénomènes douloureux et les répercussions psychologiques chez la victime de l’accident, ainsi que les conséquences habituellement et objectivement liées à cette atteinte à la vie de tous les jours.
En l’espèce, force est de constater que les experts médicaux ont expressément limité le déficit fonctionnel permanent dans leur rapport à la prise en compte de l’atteinte à l’intégrité anatomo-physiologique médicalement constatable ; ils ont précisé que le taux d’AIPP (expression archaïque pour le déficit fonctionnel permanent) est de « 5% selon le Barème Droit Commun et correspond à la limitation de flexion du genou gauche ». Il est donc manifeste que les experts ont limité le déficit fonctionnel permanent, sans s’en expliquer, et sans tenir compte de tous les éléments constitutifs de ce préjudice.
Il appartient aux tribunaux de prendre en compte toutes les dimensions du déficit fonctionnel permanent, sans qu’il soit besoin d’indemniser trois fois le même préjudice, afin de réparer entièrement le préjudice de la victime.
Au regard du déficit physique de la victime, des souffrances ressenties par cette dernière post-consolidation et dont elle justifie suffisamment (outre les précisions figurant dans le rapport médical même), de l’atteinte dans ses conditions d’existence et de la perte de qualité de vie conséquence de l’accident, il y a lieu en l’espèce de majorer le déficit fonctionnel permanent de M. ……… et de dire que ce taux doit être évalué à 13% (5% pour le déficit physique ; 5% pour les souffrances endurées ; 3% pour l’atteinte subjective à la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence, étant précisé que ce dernier poste de préjudice ne saurait faire doublon avec le préjudice d’agrément) ».
Les compagnies d’assurance ont alors interjeté appel de ce jugement.
Cependant, par arrêt en date du 25 mai 2022 (Cour d’Appel de BOURGES, 2ème Chambre, 25 mai 2022, RG n°22/00173), la Cour d’Appel de BOURGES a confirmé le jugement attaqué.
Comme le précise la Cour d’Appel de BOURGES :
« Le déficit fonctionnel permanent recouvre le préjudice non économique lié à la réduction du potentiel physique, psychosensoriel ou intellectuel. Il s’agit d’un déficit définitif, après consolidation, c’est-à-dire que l’état de la victime n’est plus susceptible d’amélioration par un traitement médical adapté.
Ce poste de préjudice est défini par la Commission européenne (conférence de Trèves de juin 2000) et par le rapport Dintilhac comme :
« la réduction définitive du potentiel physique, psychosensoriel, ou intellectuel résultant de l’atteinte à l’intégrité anatomo-physiologique médicalement constatable, donc appréciable par un examen clinique approprié complété par l’étude des examens complémentaires produits, à laquelle s’ajoutent les phénomènes douloureux et les répercussions psychologiques, normalement liées à l’atteinte séquellaire décrite ainsi que les conséquences habituellement et objectivement liées à cette atteinte à la vie de tous les jours ».
Ce poste de préjudice permet donc d’indemniser non seulement le déficit fonctionnel au sens strict mais également les douleurs physiques et psychologiques, et notamment le préjudice moral et les troubles dans les conditions d’existence.
En pratique, il est nécessaire que les experts ne se contentent pas de chiffrer le taux d’incapacité en fonction de la seule atteinte à l’intégrité physique de la victime, surtout si la mission d’expertise a été rédigée par référence aux définitions de la nomenclature Dintilhac ; en pareil cas, l’évaluation par le juge s’en trouve faussée du fait de l’absence de prise en compte des autres éléments entrant désormais dans la définition du déficit fonctionnel permanent, ce qui contraint les avocats à conclure en « sous-postes » sur les souffrances et les troubles dans les conditions d’existence.
Si le médecin expert s’est limité à une évaluation du déficit fonctionnel permanent par référence au barème médical, l’indemnisation du préjudice doit être majorée pour prendre en compte les douleurs associées à l’atteinte séquellaire et les troubles dans les conditions d’existence ».
La Cour d’Appel de BOURGES rappelle donc que les barèmes médico-légaux ne permettent d’évaluer que la seule atteinte fonctionnelle résultant d’un accident, soit l’une des trois composantes du Déficit Fonctionnel Permanent ; pour tenir compte des deux autres composantes, à savoir les souffrances endurées permanentes et les troubles dans les conditions d’existence, l’indemnisation allouée à la victime au titre du Déficit Fonctionnel Permanent doit être majorée.
C’est la raison pour laquelle la Cour d’Appel de BOURGES a maintenu la majoration du taux de Déficit Fonctionnel Permanent de la victime à 13%, soit 5% correspondant à la limitation de flexion du genou retenue par les médecins conseils des compagnies d’assurance, 5% au titre des souffrances endurées permanentes et 3% pour l’atteinte subjective à la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence.
Cet arrêt illustre donc la nécessité de revoir les barèmes médico-légaux existants dès lors qu’ils sont antérieurs à la notion de Déficit Fonctionnel Permanent ou, à défaut, de majorer les cotations retenues par ces derniers afin de tenir compte de l’ensemble des composantes de ce poste de préjudice.
En tout état de cause, les Juges du fond ne sont pas liés par les conclusions expertales.
Article rédigé avec la participation de Madame Bertille COUTELLE, stagiaire en M2 de Droit de la Santé.