Admission de la preuve déloyale en matière d’accident du travail et de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur
Le 18 mars 2016, le salarié d’une société a déclaré avoir été victime de violences verbales et physiques commises par le gérant de celle-ci.
La Caisse Primaire d’Assurance Maladie de SEINE-ET-MARNE a pris en charge cet accident au titre de la législation professionnelle.
L’employeur a saisi d’un recours une juridiction chargé du contentieux de la sécurité sociale aux fins de lui voir déclarer cette décision inopposable.
De son côté, le salarié a saisi la même juridiction aux fins de voir reconnaître la faute inexcusable de son employeur.
Les deux procédures ont été jointes.
Par arrêt en date du 10 décembre 2021, la Cour d’Appel de PARIS a :
- Déclaré opposable à l’employeur la décision de prise en charge de la Caisse au titre de la législation sur les risques professionnels de l’accident du 18 mars 2016 ;
- Dit que l’accident du travail était dû à la faute inexcusable de l’employeur ;
- Dit que l’intégralité des conséquences financières de la faute inexcusable serait supportée par l’employeur ;
- Ordonné une expertise médicale afin d’évaluer les préjudices subis par le salarié ;
Pour ce faire, la Cour d’Appel de PARIS s’est notamment appuyée sur un enregistrement réalisé par le salarié, à l’insu du gérant de la société.
L’employeur s’est pourvu en cassation à l’encontre de cette décision.
Aux termes de son pourvoi, il soutient notamment que l’enregistrement de propos réalisé à l’insu de leur auteur constitue un procédé déloyal, rendant irrecevable sa production au titre de preuve.
Selon l’employeur, cet enregistrement était à l’origine d’une atteinte disproportionnée à son droit à une vie privée.
Toutefois, par arrêt en date du 6 juin 2024 (Cour de cassation, Civile 2ème, 6 juin 2024, Pourvoi n°22-11736), la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par l’employeur et confirmé l’arrêt rendu par la Cour d’Appel de PARIS.
Comme le rappelle la Cour de cassation :
« Suivant les principes dégagés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de cassation a consacré, en matière civile, un droit à la preuve qui permet de déclarer recevable une preuve illicite lorsque cette preuve est indispensable au succès de la prétention de celui qui s’en prévaut et que l’atteinte portée aux droits antinomiques en présence est strictement proportionnée au but poursuivi.
La Cour de cassation jugeait néanmoins, sur le fondement des articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 9 du code de procédure civile et du principe de loyauté dans l’administration de la preuve, qu’est irrecevable la production d’une preuve recueillie à l’insu de la personne ou obtenue par une manoeuvre ou un stratagème.
Par un arrêt d’assemblée plénière rendu le 22 décembre 2023 (Ass. plén., 22 décembre 2023, pourvoi n° 20-20.648), la Cour de cassation est revenue sur cette jurisprudence. Elle juge désormais que, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
L’arrêt relève que l’employeur conteste l’existence même de l’accident du travail et que, pour établir avoir été molesté par le gérant au cours de la dispute du 18 mars 2016, la victime produit , outre un procès-verbal de dépôt de plainte et deux certificats médicaux du 18 mars 2016, un procès-verbal d’huissier de justice du 30 mars 2016 retranscrivant un enregistrement effectué sur son téléphone portable lors des faits.
Il relève encore que cet enregistrement des propos tenus par le gérant de la société a été réalisé à l’insu de celui-ci et qu’il est présenté par l’employeur comme ayant été obtenu de manière déloyale.
Il énonce qu’il résulte toutefois des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi.
Il constate qu’au moment des faits, trois collègues de travail de la victime ainsi qu’une personne, cliente de l’entreprise et associée avec le gérant dans une autre société, étaient présents sur les lieux. Il retient qu’au regard des liens de subordination unissant les premiers avec l’employeur et du lien économique de la seconde avec le gérant, la victime pouvait légitimement douter qu’elle pourrait se reposer sur leur témoignage.
L’arrêt relève ensuite que l’altercation enregistrée est intervenue au sein de la société dans un lieu ouvert au public, au vu et au su de tous, et notamment de trois salariés et d’un client de l’entreprise.
Il ajoute que la victime s’est bornée à produire un enregistrement limité à la séquence des violences qu’elle indique avoir subi et n’a fait procéder au constat de la teneur de cet enregistrement par un huissier de justice que pour contrecarrer la contestation de l’employeur quant à l’existence de l’altercation verbale et physique.
De ces constatations et énonciations, dont il résulte qu’elle a recherché, comme elle le devait, si l’utilisation de l’enregistrement de propos, réalisé à l’insu de leur auteur, portait atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie privée du dirigeant de la société employeur et le droit à la preuve de la victime, la cour d’appel a pu déduire que la production de cette preuve était indispensable à l’exercice par la victime de son droit à voir reconnaître tant le caractère professionnel de l’accident résultant de cette altercation que la faute inexcusable de son employeur à l’origine de celle-ci, et que l’atteinte portée à la vie privée du dirigeant de la société employeur était strictement proportionnée au but poursuivi d’établir la réalité des violences subies par elle et contestées par l’employeur ».
Selon la Cour de cassation, la production par le salarié de cet enregistrement obtenu de façon déloyale était indispensable à l’exercice de son droit à voir reconnaître tant le caractère professionnel de son accident que la faute inexcusable de son employeur.
L’atteinte portée à la vie privée du dirigeant était strictement proportionnée au but poursuivi d’établir la réalité des violences subies.
La Cour de cassation admet donc le principe de la preuve déloyale en matière d’accident du travail et de faute inexcusable de l’employeur à condition toutefois que cette production soit conforme au droit à la preuve et proportionnée au droit au respect de la vie privée.