Indemnisation du préjudice professionnel en cas de reconversion
Afin d’harmoniser les règles d’indemnisation des préjudices subis par les victimes, une nomenclature des postes de préjudice a été adoptée au cours de l’année 2006, appelée nomenclature Dintilhac.
Cette nomenclature repose sur une triple distinction des postes de préjudice :
- La distinction entre les préjudices subis par la victime directe et les préjudices subis par les victimes indirectes, aussi appelées victimes par ricochet ;
- La distinction entre les préjudices patrimoniaux et ceux de nature extrapatrimoniale ;
- La distinction entre les préjudices temporaires et ceux de nature permanente ou définitive ;
Par ailleurs, la nomenclature Dintilhac énumère une liste, non limitative, de postes de préjudices ouvrant droit à indemnisation au profit de la victime, dont les Pertes de Gains Professionnels Futurs (PGPF).
La nomenclature Dintilhac précise que :
« Il s’agit ici d’indemniser la victime de la perte ou de la diminution de ses revenus consécutive à l’incapacité permanente à laquelle elle est désormais confrontée dans la sphère professionnelle à la suite d’un dommage.
Il s’agit d’indemniser une invalidité spécifique partielle ou totale qui entraîne une perte ou une diminution directe de ses revenus professionnels futurs à compter de la date de consolidation. Cette perte ou diminution des gains professionnels peut provenir soit de la perte de son emploi par la victime, soit de l’obligation pour celle-ci d’exercer un emploi à temps partiel à la suite du dommage consolidé. Ce poste n’englobe pas les frais de reclassement professionnel, de formation ou de changement de poste qui ne sont que des conséquences indirectes du dommage.
En outre, concernant les jeunes victimes ne percevant pas à la date du dommage de gains professionnels, il conviendra de prendre en compte pour l’avenir la privation de ressources professionnelles engendrées par le dommage en se référant à une indemnisation par estimation.
De ce poste de préjudice, devront être déduites, les prestations servies à la victime par les organismes de sécurité sociale (pensions d’invalidité et rentes accidents du travail), les mutuelles, les institutions de prévoyance et les assureurs (prestations longue durée d’invalidité et d’accidents du travail), de même que par les employeurs publics (allocations temporaires d’invalidité, pensions et rentes viagères d’invalidité), qui tendent à indemniser, le plus souvent de manière forfaitaire, partant de manière partielle, l’incapacité invalidante permanente subie par la victime afin d’éviter soit que celle-ci ne bénéficie d’une double indemnisation de son préjudice sur ce point, soit que le recours exercé par l’organisme tiers payeur ne réduise les sommes dues à la victime ».
La nomenclature Dintilhac prévoit également l’indemnisation du poste préjudice intitulé Incidence Professionnelle (IP), qui se définit de la façon suivante :
« Ce poste d’indemnisation vient compléter celle déjà obtenue par la victime au titre du poste « pertes de gains professionnels futurs » susmentionné sans pour autant aboutir à une double indemnisation du même préjudice.
Cette incidence professionnelle à caractère définitif a pour objet d’indemniser non la perte de revenus liés à l’invalidité permanente de la victime, mais les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle comme le préjudice subi par la victime en raison de sa dévalorisation sur le marché du travail, de sa perte d’une chance professionnelle, ou de l’augmentation de la pénibilité de l’emploi qu’elle occupe imputable au dommage ou encore du préjudice subi qui a trait à sa nécessité de devoir abandonner la profession qu’elle exerçait avant le dommage au profit d’une autre qu’elle a du choisir en raison de la survenance de son handicap.
Il convient, en outre, de ranger dans ce poste de préjudice les frais de reclassement professionnel, de formation ou de changement de poste assumés par la sécurité sociale et / ou par la victime elle-même qui sont souvent oubliés, alors qu’ils concernent des sommes importantes. Il s’agit des frais déboursés par l’organisme social et / ou par la victime elle-même immédiatement après que la consolidation de la victime soit acquise afin qu’elle puisse retrouver une activité professionnelle adaptée une fois sa consolidation achevée : elle peut prendre la forme d’un stage de reconversion ou d’une formation.
Là encore, le pragmatisme doit conduire à ne pas retenir une liste limitative de ses frais spécifiques, mais à l’inverse à inclure dans ce poste de préjudice patrimonial tous les frais imputables au dommage nécessaires à un retour de la victime dans la sphère professionnelle.
Ce poste de préjudice cherche également à indemniser la perte de retraite que la victime va devoir supporter en raison de son handicap, c’est-à-dire le déficit de revenus futurs, estimé imputable à l’accident, qui va avoir une incidence sur le montant de la pension auquel pourra prétendre la victime au moment de sa prise de retraite ».
Force est de constater que les Pertes de Gains Professionnels Futurs et l’Incidence Professionnelle sont deux postes de préjudice autonomes et distincts dès lors que le premier indemnise la perte totale ou partielle de revenus liée à l’invalidité tandis que le second a pour objet de réparer les répercussions de l’accident sur la vie professionnelle de la victime, à savoir la dévalorisation sur le marché du travail, la perte de chance professionnelle, l’augmentation de la pénibilité au travail, l’abandon de la profession antérieure, les frais de reclassement, la perte de droits à la retraite…
Ces deux postes de préjudice ne doivent pas être confondus, sauf à vouloir porter atteinte au principe de la réparation intégrale sans perte ni profit de la victime.
C’est ce que vient de rappeler la Cour de cassation dans un arrêt en date du 18 avril 2019 (Cour de cassation, Civile 2ème, 18 avril 2019, Pourvoi n°18-15086).
En l’espèce, le 14 septembre 2009, un homme, âgé de 40 ans au moment des faits, a été victime d’un accident de la circulation dans lequel était impliqué un véhicule assuré auprès de la GMF.
A la suite de son accident, la victime a été déclarée inapte au poste de grutier qu’il occupait avant les faits.
Faute de possibilité de reclassement dans son entreprise, il a été licencié pour inaptitude par son employeur.
La victime a alors mis en place un projet de reconversion professionnelle qui a été validé par la médecine du travail.
Ce projet s’est concrétisé par la signature, le 23 mars 2014, avec une société de transport, d’un contrat de travail à durée indéterminée, à temps partiel, pour un emploi de conducteur de car scolaire, à raison de 900 heures pour une année scolaire complète, prenant effet au 26 mars 2014 et lui procurant un salaire mensuel moyen de 531,68 euros tandis qu’il percevait avant l’accident un salaire mensuel de 1.969,41 euros.
Le 16 septembre 2015, il a malheureusement été licencié une nouvelle fois et n’a pas retrouvé d’emploi.
Parallèlement, la victime a assigné la GMF en indemnisation de ses différents postes de préjudice en présence de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de GAP.
Par arrêt en date du 29 janvier 2019, la Cour d’Appel de PARIS a notamment condamné à la GMF à verser à la victime la somme de 389.397,58 euros au titre de ses pertes de gains professionnels futurs, outre la somme de 50.000 euros au titre de son incidence professionnelle.
La GMF s’est pourvue en cassation à l’encontre de cette décision.
Aux termes de son pourvoi, la GMF soutient que la victime n’aurait pas dû se voir allouer la somme de 389.397,58 euros au titre de ses pertes de gains professionnels futurs.
En effet, selon elle, le licenciement de la victime, intervenu le 16 septembre 2015, était uniquement lié à la perte de la ligne d’autobus par son employeur et au refus de la victime de se voir reclassé une nouvelle fois.
Pour la GMF, ce licenciement et les pertes de gains professionnels futurs subis par la victime étaient donc dépourvus de tout lien avec l’accident de la circulation en date du 14 septembre 2009.
Par ailleurs, elle soutient que le mi-temps réalisé par la victime correspondait, en réalité, à un temps partiel accepté alors que rien ne l’empêchait d’exercer son activité de chauffeur de bus à temps complet.
Enfin, la GMF allègue que l’allocation d’une somme de 389.397,58 euros en réparation de la perte de gains professionnels futurs, laquelle devait indemniser une reconversion professionnelle dans le domaine du transport et la perte de gains liés à l’abandon de la profession de grutier et d’une somme de 50.000 euros en réparation de l’incidence professionnelle en raison de l’abandon par la victime de sa profession de grutier violait le principe de la réparation intégrale dès lors que ces sommes indemnisaient deux fois le même poste de préjudice.
Par arrêt en date du 18 avril 2019 (Cour de cassation, Civile 2ème, 18 avril 2019, Pourvoi n°18-15086), la Cour de cassation n’a pas fait droit à l’argumentation de la GMF et a confirmé l’arrêt rendu par la Cour d’Appel de PARIS.
Comme le précise la Cour de cassation, « il ne pouvait être reproché à [la victime] d’avoir décliné, en raison des contraintes géographiques et de coût mentionné dans une lettre du dirigeant de la société Nap Tourisme, les offres de reclassement qui lui avaient été faites en 2015 ».
De plus, « la reconversion professionnelle de [la victime] dans le domaine du transport, couronnée de succès grâce aux efforts qu’elle avait fournis et à sa motivation n’avait pas permis le reclassement escompté puisqu’il n’était justifié que d’un seul emploi à temps partiel pour une durée de dix-huit mois seulement ».
Selon la Cour de cassation, la Cour d’Appel de PARIS a, à bon droit, « calculé la perte de gains professionnels futurs sur la base de la différence entre le salaire mensuel moyen perçu par [la victime] avant l’accident et celui que lui avait procuré son travail de conducteur de bus en prenant en compte une perte de chance de percevoir à nouveau un salaire équivalent eu égard à son âge et à la conjoncture socio professionnelle, faisant ainsi ressortir qu’il n’avait pu retrouver une activité professionnelle à temps plein à la suite de l’accident ».
Enfin, la Cour d’Appel de PARIS a justement et souverainement évalué le montant de l’indemnisation de l’incidence professionnelle résultant de la dévalorisation de la victime sur le marché du travail, de l’abandon de sa profession de grutier et de la précarisation de sa situation professionnelle.
Par conséquent, il ressort de cet arrêt que la précarisation sur le monde du travail et les nécessités successives de reconversions professionnelles, imputables à un accident de la circulation, peuvent ouvrir droit à indemnisation au titre, d’une part d’éventuelles pertes de gains professionnels futurs et, d’autre part au titre de l’incidence professionnelle.
La Cour de cassation rappelle ainsi l’autonomie de ces deux postes de préjudice afin de garantir la réparation intégrale des préjudices subis par la victime.
Cet article a été rédigé par Me Geoffrey Tondu, avocat à Bourges.