Condamnation de l’Etat à indemniser le préjudice d’anxiété des marins exposés à l’amiante
Un marin, né en 1958, a exercé, à plusieurs reprises, les fonctions de commis aux vivres sur des navires de la Marine Nationale entre les années 1977 et 2001.
Au cours de l’année 2016, il a sollicité, en vain, de la ministre des Armées, la réparation du préjudice moral et des troubles dans ses conditions d’existence résultant de son exposition aux poussières d’amiante sans aucun moyen de protection efficace fourni par l’employeur.
Par jugement en date du 20 juin 2019, le Tribunal Administratif de RENNES a condamné l’Etat à verser au marin la somme de 5.000 euros, tous intérêts confondus, en réparation de son préjudice moral et a rejeté le surplus de ses conclusions.
Par arrêt en date du 6 avril 2021, la Cour d’Appel de NANTES a rejeté l’appel interjeté par la ministre des Armées et a assorti la somme de 5.000 euros à laquelle l’Etat a été condamné des intérêts et de leur capitalisation.
La ministre des Armées s’est alors pourvue en cassation.
Toutefois, aux termes de son arrêt en date du 28 mars 2022 (Conseil d’Etat, 7ème et 2ème Chambres réunies, 28 mars 2022, N°453378), le Conseil d’Etat a rejeté l’argumentation développée par la ministre des Armées et condamné l’Etat à indemniser le préjudice d’anxiété du marin exposé à l’amiante.
Comme le rappel le Conseil d’Etat :
« 2. La personne qui recherche la responsabilité d’une personne publique en sa qualité d’employeur et qui fait état d’éléments personnels et circonstanciés de nature à établir une exposition effective aux poussières d’amiante susceptible de l’exposer à un risque élevé de développer une pathologie grave et de voir, par là même, son espérance de vie diminuée, peut obtenir réparation du préjudice moral tenant à l’anxiété de voir ce risque se réaliser. Dès lors qu’elle établit que l’éventualité de la réalisation de ce risque est suffisamment élevée et que ses effets sont suffisamment graves, la personne a droit à l’indemnisation de ce préjudice, sans avoir à apporter la preuve de manifestations de troubles psychologiques engendrés par la conscience de ce risque élevé de développer une pathologie grave.
3. Doivent ainsi être regardées comme faisant état d’éléments personnels et circonstanciés de nature à établir qu’elles ont été exposées à un risque élevé de pathologie grave et de diminution de leur espérance de vie, dont la conscience suffit à justifier l’existence d’un préjudice d’anxiété indemnisable, les personnes qui justifient avoir été, dans l’exercice de leurs fonctions, conduites à intervenir sur des matériaux contenant de l’amiante et, par suite, directement exposées à respirer des quantités importantes de poussières issues de ces matériaux. Doivent également être regardés comme justifiant d’un préjudice d’anxiété indemnisable, eu égard à la spécificité de leur situation, les marins qui, sans intervenir directement sur des matériaux amiantés, établissent avoir, pendant une durée significativement longue, exercé leurs fonctions et vécu, de nuit comme de jour, dans un espace clos et confiné comportant des matériaux composés d’amiante, sans pouvoir, en raison de l’état de ces matériaux et des conditions de ventilation des locaux, échapper au risque de respirer une quantité importante de poussières d’amiante.
4. Les personnes qui sont intégrées, compte tenu d’éléments personnels et circonstanciés tenant à des conditions de temps, de lieu et d’activité, dans le dispositif d’allocation spécifique de cessation anticipée d’activité, désormais régi par la loi du 29 décembre 2015, lequel vise à compenser un risque élevé de baisse d’espérance de vie des personnels ayant été effectivement exposés à l’amiante, doivent, de même, être regardées comme justifiant de ce seul fait d’un préjudice d’anxiété lié à leur exposition à l’amiante.
5. Le montant de l’indemnisation du préjudice d’anxiété prend notamment en compte, parmi les autres éléments y concourant, la nature des fonctions exercées par l’intéressé et la durée de son exposition aux poussières d’amiante ».
Or, en l’espèce, le Conseil d’Etat prend soin de préciser que :
« 6. En premier lieu, il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que, pour établir la réalité de l’exposition de M. J… aux risques d’inhaler des poussières d’amiante lors de ses affectations à bord de bâtiments de la Marine nationale, la cour administrative d’appel de Nantes a d’abord relevé qu’il était constant que sur les navires de la Marine nationale construits jusqu’à la fin des années quatre-vingt, l’amiante était utilisée de façon courante comme isolant pour calorifuger tant les tuyauteries que certaines parois et certains équipements de bord, que ces matériaux d’amiante avaient tendance à se déliter du fait des contraintes physiques imposées à ces matériels, de la chaleur, du vieillissement du calorifugeage, ou de travaux d’entretien en mer ou au bassin, et qu’en conséquence, les marins servant sur les bâtiments de la Marine nationale, qui ont vécu et travaillé dans un espace souvent confiné, étaient susceptibles d’avoir été exposés à l’inhalation de poussières d’amiante. Elle a ensuite mentionné l’attestation du directeur du personnel militaire de la Marine du 13 mai 2013, qui récapitule précisément les différentes affectations de M. J… et indique que » pendant ces affectations ou mises pour emploi, l’intéressé a été exposé aux risques présentés par l’inhalation de poussières d’amiante « . Par suite, la ministre des armées n’est pas fondée à soutenir, que la cour aurait insuffisamment motivé son arrêt, commis une erreur de droit et dénaturé les faits et pièces du dossier en se fondant sur cette attestation, qui établit à la fois la durée des fonctions de l’intéressé et la connaissance qu’il a eu du risque auquel il a été exposé, pour établir l’exposition de M. J… au risque d’inhaler des poussières d’amiante.
7. En second lieu, il résulte de ce qui a été dit au point 3 que la cour administrative d’appel, dont l’arrêt est suffisamment motivé, n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant, après avoir, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, relevé que M. J… avait été exposé de manière intensive, sans protection particulière, lors de ses affectations à bord de navires de la Marine nationale, dans les conditions rappelées au point précédent, à l’inhalation de poussières d’amiante pendant une durée totale d’environ huit ans et quatre mois, qu’il avait ainsi été exposé à un risque élevé de développer une pathologie grave de nature à engendrer un préjudice d’anxiété indemnisable, alors même que ses fonctions de commis aux vivres n’étaient pas de nature, par elles-mêmes, à l’exposer à un tel risque. Elle n’a pas davantage inexactement qualifié les faits en déduisant de ces circonstances qu’il pouvait légitimement craindre de voir son espérance de vie diminuer du fait du manquement de son employeur à ses obligations de sécurité. Enfin, elle n’a commis aucune erreur de droit en jugeant, sans exiger qu’il produise des preuves de manifestations pathologiques de son anxiété, que M. J… justifiait ainsi d’un préjudice moral indemnisable et elle n’a pas dénaturé les pièces du dossier en évaluant celui-ci à la somme de 5 000 euros.
8. Il résulte de ce qui précède que la ministre des armées n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt attaqué ».
Par conséquent, l’Etat sera tenu d’indemniser le préjudice d’anxiété du marin exposé à l’amiante.
Article rédigé avec la participation de Madame Bertille COUTELLE, stagiaire en M2 de Droit de la Santé.